Dewlyn : J’aime ma mère. C’est mon amie [et] une mère dévouée. Allison : Vous venez d’entendre Anna Lobo et sa fille Dewlyn. Elles sont ici pour nous expliquer comment elles affrontent ensemble les difficultés liées au syndrome de Down en renforçant la santé de leur cerveau. Jay : Bienvenue à Défier la démence, le balado pour quiconque a un cerveau. Allison : Défier la démence, c’est adopter un mode de vie qui permet de maintenir notre cerveau en bonne santé et de réduire le risque de démence, car la démence ne dépend pas seulement de nos gènes. La génétique peut jouer un rôle, mais des facteurs de risque liés au mode de vie comme la pollution atmosphérique, une mauvaise alimentation et un manque d’exercice ne sont pas à négliger. Jay : D’après les données les plus récentes et les plus fiables, les scientifiques disent aujourd’hui qu’apporter des changements sains à ces facteurs de risque permettrait de réduire jusqu’à 45 % des cas de démence à l’échelle de la planète. Allison : Aujourd’hui à l’émission, nous allons parler de deux groupes méconnus qui font face à un risque accru de démence : les personnes ayant un trouble du développement et leurs proches aidants. Jay : Je m’appelle Jay Ingram. Je suis journaliste scientifique. J’étudie la démence et j’écris sur ce sujet depuis des décennies. Allison : Je m’appelle Allison Sekuler. Je suis présidente et scientifique en chef de l’ académie Baycrest pour la recherche et l'éducation et du Centre d’innovation sur la santé du cerveau et le vieillissement. Jay : Joignez-vous à nous pour défier la démence. Parce qu’il n’y a pas d’âge pour prendre soin de son cerveau. Au Canada, les « troubles du développement » désignent des limitations permanentes des fonctions intellectuelles et des aptitudes conceptuelles, sociales ou pratiques. Elles apparaissent avant l’âge de 18 ans. Leur niveau de gravité est variable et ces limitations peuvent évoluer au cours de la vie. Parmi les exemples, on trouve le syndrome de Down, le syndrome de l’X fragile ou l’autisme. Allison : Il faut aussi noter que les personnes ayant un trouble du développement sont beaucoup plus susceptibles de développer une démence. Le risque génétique peut être important, comme c’est le cas pour le syndrome de Down. Mais, pour bon nombre de ces personnes, les facteurs de risque liés au mode de vie jouent un rôle important. Ce sont les mêmes facteurs dont nous avons parlé dans ce balado, mais ils sont d’autant plus importants pour ce groupe. Jay : En réalité, ces risques sont d’autant plus élevés, car les adultes qui ont un trouble du développement vivent plus longtemps qu’avant. De ce fait, leurs proches aidants passent une plus grande partie de leur vie à s’occuper d’eux. Allison : Cela signifie donc que les proches aidants sont exposés plus longtemps au stress et à d’autres facteurs de risque de démence. Aujourd’hui, nous parlerons aussi des moyens dont ils disposent pour réduire ces risques. Jay : Le syndrome de Down est au centre de notre première histoire. Comme nous l’avons mentionné, ici, la génétique joue un rôle majeur : la présence d’un chromosome supplémentaire modifie le développement du corps et entraîne une déficience intellectuelle permanente. Allison : Mais, comme vous allez l’entendre, le syndrome de Down n’atténue en rien l’amour et l’affection ni la force de détermination. Jay : Nous sommes à Ottawa. Un matin d’hiver. Les Lobo font le ménage après le déjeuner. Anna : Je m’appelle Anna Lobo. Je suis une infirmière retraitée. Voici ma fille, Dewlyn. Elle m’aide pour tout; c’est aussi mon amie. Nous sommes toujours ensemble. Dewlyn : J’aime ma mère. C’est mon amie [et] une mère dévouée. Jay : Dewlyn a 37 ans. Elle est atteinte du syndrome de Down. Elle vit en copropriété avec sa mère et son père. Anna : Tout est prêt. Jay : C’est l’heure des exercices du matin. Anna : Allez, on monte au gym. On termine là-haut, puis on revient prendre un café, d’accord? Dewlyn : D’accord. Anna : Ça va? Alors, on monte l’escalier, Dewlyn. Viens, on y va. Jay : Gravir les six étages jusqu’au dernier niveau de leur immeuble, ce n’est pas rien. Mais prendre les escaliers chaque jour fait partie d’un véritable plan d’action. Dewlyn : Rester en forme. Pour rester en forme. Jay : En effet, rester en forme est important, car les adultes atteints du syndrome de Down sont confrontés à plusieurs problèmes de santé, comme des anomalies cardiaques, des troubles du système immunitaire ou encore l’apnée du sommeil. Anna : Es-tu essoufflée? Dewlyn : Oui. Anna : Alors, marche. Continue à marcher. Dewlyn : Désolé. Anna : Prends ton temps. Prends ton temps. Dewlyn : D’accord. Jay : Au gym, Dewlyn monte sur le tapis roulant. Anna : D’accord. Tu peux commencer. Où est le bouton Démarrer? Ici. D’accord. Prends ton temps, je vais utiliser celui-là. Jay : Peu après, Dewlyn se concentre pour maintenir la cadence sur le tapis roulant, tandis qu’Anna s’élance sur une autre machine, l’elliptique. Anna : Faire de l’exercice, c’est important pour moi : c’est bon pour mon cerveau, pour ma santé, et ça aide à retarder l’apparition du diabète. J’aime rester avec Dewlyn, parce que comme ça, je sais qu’elle est en sécurité. C’est pour ça qu’on vient toujours ensemble. Jay : Anna a 72 ans. Elle veut rester en bonne santé le plus longtemps possible pour pouvoir veiller sur Dewlyn. Anna : Je pense toujours à la manière d’améliorer les choses pour Dewlyn. Mon cerveau fait parfois des heures supplémentaires. Avant, j’étais anxieuse, mais plus maintenant. Je me répète que j’ai fait de mon mieux. Et puis, on parle. On parle de tout, même de la mort : ce n’est pas forcément moi ou elle qui partira la première, ça pourrait être l’une ou l’autre. On se demande comment on fera face à ce moment-là. C’est une certitude, ça arrivera un jour. On ne sait pas quand, mais il faut en parler. Dewlyn : Ouais. Jay : Dewlyn et Anna sont originaires de l’Inde. Là-bas, Dewlyn a fréquenté une école pour enfants ayant un trouble du développement. Toutefois, en dehors de cette expérience, elle n’a cessé de s’efforcer de mener une vie pleinement intégrée, de faire partie de la communauté comme tout le monde. Ainsi, après avoir terminé l’école en Inde, Dewlyn a trouvé un emploi comme éducatrice en garderie. Dewlyn : Je travaillais. Anna : Oui, elle travaillait en Inde. Elle était éducatrice adjointe. Elle aidait à l’école, c’est bien ça? Dewlyn : À l’école maternelle. Anna : Oui. Combien d’élèves y avait-il? Dewlyn : 70 élèves dans la classe. Anna : Ouais. Tu aidais l’éducatrice. C’était un emploi à temps plein rémunéré, c’est bien ça? Dewlyn : À temps plein. Jay : Pendant ce temps, Anna était infirmière en Inde. En 2004, elle a vu une annonce pour des postes d’infirmière. Anna : Il y avait une offre d’emploi pour des infirmières au Nunavut, au Canada. Je me suis dit : « Mon Dieu, c’est comme la Sibérie. » Jay : Le village de Rankin Inlet au Nunavut, dans l’Arctique canadien, cherchait des infirmières et recrutait en Inde. Anna a posé sa candidature. Elle avait 52 ans… Anna : J’ai eu le poste à cet âge-là et je suis venue au Canada, au Nunavut - Dewlyn : C’était un gros changement. Anna : Oui, un très gros changement. Jay : Dewlyn a rejoint sa mère à Rankin Inlet et s’est également intégrée à la communauté locale. Dewlyn : C’est une petite communauté. Anna : Environ 3 000 personnes. Dewlyn : […] Tout le monde se connaît. Anna : Nous connaissions tellement de gens. Dewlyn : Je travaillais là-bas aussi. Anna : Oui, tu as aussi fait du bénévolat, non? Dewlyn : J’ai été bénévole à la garderie pendant trois mois. Dewlyn : Je suis retournée à l’école. Anna : Oui, et tu es allée dans une école ordinaire, c’était ton rêve, non? Dewlyn : Je voulais aller dans une école ordinaire. C’était mon rêve, parce qu’avant, j’étais dans une école spécialisée, et je voulais aller dans une école comme les autres. C’est pour ça que j’ai pensé que le Canada serait le meilleur endroit pour réaliser ce rêve. Anna : Vous voyez les larmes? C’est parce que Dewlyn a toujours voulu ça : aller à l’école ordinaire. C’était super. Tu étais très heureuse là-bas, n’est-ce pas? Dewlyn : Oui. Jay : La famille s’est ensuite installée à Ottawa. Puis, en 2015, Dewlyn se trouve un emploi à temps partiel comme employée de bureau à la Chambre des communes, au Bureau de la santé et sécurité au travail. Elle y travaille depuis près de dix ans. Une de ses tâches consiste à numériser les dossiers médicaux des employés. Dewlyn : Mon travail, c’est un projet confidentiel. Je dois numériser des documents, les enregistrer sur une clé USB, puis je les passe à la déchiqueteuse. Jay : Durant la pandémie, Dewlyn fait des recherches sur la façon de rester en bonne santé. C’est alors qu’elle tombe sur une offre de cours virtuels gratuits sur la santé et le mieux-être. Ces cours étaient spécialement conçus pour les personnes ayant un trouble du développement et leurs proches aidants. Ils étaient offerts par le Centre de toxicomanie et de santé mentale, ou CAMH, un centre de recherche et de traitement de Toronto. Dewlyn s’est inscrite et, compte tenu de son expérience et de ses connaissances en santé, a rapidement été invitée à donner ces mêmes cours. Anna : Elle était l’une des enseignantes du Centre. J’ai lu tous les livres et toutes les brochures qu’ils m’avaient envoyés, et je les ai trouvés très intéressants. Quand j’ai vu qu’il y avait un atelier pour les parents, les proches aidants, j’y ai assisté. Jay : Dewlyn a encouragé Anna à participer aux cours et, très vite, Anna a elle aussi été invitée à enseigner. Elle a puisé dans son expérience dans l’Arctique pour animer des conférences auprès d’autres proches aidants afin de les aider à faire face aux changements importants de la vie. Anna : Ils ont expliqué que tout ce qu’on fait a une incidence sur notre cerveau. Ça m’a fait vraiment plaisir de l’apprendre. Jay : Pendant les cours, Anna était heureuse de découvrir que beaucoup d’habitudes qu’elle avait toujours encouragées dans sa famille, comme le yoga et une alimentation saine, étaient en réalité bénéfiques pour la santé du cerveau depuis le début. Après les exercices du matin, c’est l’heure d’aller magasiner. Anna : Il fait froid, hein? Il fait froid. Il fait froid, mais ce n’est pas aussi froid que ça va l’être. Là, il fait beau, le soleil brille, mais en hiver, on doit faire du tapis roulant et monter les escaliers pour rester en forme. Cela dit, au fond, c’est surtout pour une question de santé. Donc, si on faisait de l’exercice, c’était d’abord pour rester en bonne santé. Et, comme tu l’as dit, pour perdre un peu de poids. On fait aussi du yoga, tu te rappelles? Qu’est-ce qu’on fait d’autre? On danse. Oui, donc ces trois choses-là - Dewlyn : On chante, pour avoir une bonne voix. Anna : Mais tu vois, on chante depuis longtemps. Chaque samedi, on s’assoit et on chante. Dewlyn : Oui. Anna : Et quand on fait la fête, on chante aussi. Jay : Depuis qu’elles ont suivi les cours du CAMH, Dewlyn et Anna suivent un plan pour la santé cognitive. Une de ses principales recommandations est d’entretenir des relations sociales. Anna : C’est important d’avoir une vie sociale, ça permet de garder l’esprit occupé, mais aussi d’être heureux, non? Dewlyn : Heureux et ouvert aux autres. Anna : Oui. Mais, tu as toujours été sociable. Je me souviens, quand on était en Inde et que je faisais la pastorale, j’apportais la communion aux malades et aux personnes confinées chez elles. Tu étais toute petite, tu venais avec moi, et après la messe du dimanche, on allait rendre visite à huit à dix personnes chez elles. D’ailleurs, certaines familles se souviennent encore de toi. Les personnes plus âgées sont décédées, mais les familles, elles, se souviennent encore de toi. Et puis, tu as plein d’amis, pas vrai? Dewlyn : Je sais. Anna : Et ça te rend heureuse? Dewlyn : Oui, très. Anna : Qu’est-ce que tu ressens quand tu penses à tout ça? Tu te sens heureuse? Dewlyn : Oui, je me sens heureuse. Anna : Tu te sens utile? Dewlyn : Oui, je me sens utile. Anna : Tu pensais que tout ça, avoir une vie sociale, chanter, ça pouvait t’aider pour ta santé? Dewlyn : Ma santé mentale. Anna : Et quand tu fais tout ça, tu te sens en paix? Qu’est-ce que tu ressens? Dewlyn : Je me sens calme. J’ai des pensées positives. Anna : Des pensées positives. Oui. C’est super. Jay : Elles poussent un panier d’épicerie dans les allées bondées d’un supermarché. Anna : Bon, on a les œufs. Maintenant, il nous faut du lait. Jay : Et quand elles arrivent à la caisse… Anna : C’est elle qui paie tout ça. Jay : … C’est Dewlyn qui paie. Après tout, c’est celle qui fait vivre la famille maintenant. Anna : Merci. Jay : Anna est en pleine forme en ce moment, mais elle sait qu’un jour, elle ne sera peut-être plus capable de s’occuper de Dewlyn. Anna : On espère pouvoir prendre soin l’une de l’autre. Pour l’instant, on se relaie, mais si, un jour, ça devenait vraiment prenant, par exemple si je devais - Dewlyn : Prendre des médicaments. Anna : Les médicaments, ça va, tu saurais t’en occuper. Mais je ne pense pas que ce serait facile - Dewlyn : Ça va être facile. Anna : […] si une de nous est clouée au lit. Là, ça ferait beaucoup à gérer. Si c’est juste parce qu’on vieillit et qu’on a besoin d’un coup de main, je pense que tu pourrais t’en sortir. Dewlyn : Oui, je pourrais. Anna : Mais si on avait vraiment besoin d’aide, imaginons que je fasse un AVC – Dieu m’en garde – ou quelque chose comme ça, là, tu ne pourrais pas t’occuper de moi toute seule. Jay : Dans l’ascenseur du condo, Dewlyn parle de ses plans pour acheter des aides à la mobilité pour ses parents vieillissants. Anna : Bon, les clés… Ah, les voilà. OK. Dewlyn : Je vais acheter un déambulateur. Anna : Oui. Et tu marches beaucoup - Dewlyn : Non, un déambulateur pour quand vous en aurez besoin. Anna : Ah, pour quand je serai vieille. Dewlyn : Ouais. Anna : Un déambulateur, c’est vraiment utile. Ouais. Dewlyn : Un déambulateur. Ou un fauteuil roulant. Anna : Ouais. Ouais, peu importe. C’est ce qu’on espère, mais on ne sait jamais - Dewlyn : Oui, mais je veux juste dire que comme proche aidante - Anna : Ouais. Dewlyn : Comme proche aidante, c’est ce que je ferais : j’achèterais un déambulateur, un fauteuil roulant. Anna : Et moi, je prie toujours le Seigneur pour qu’il m’aide à veiller sur toi et papa. Mais l’avenir, c’est entre les mains de Dieu. On a la foi, on a confiance que tout ira bien. Dewlyn : Oui. Jay : Pour l’instant, dans cette famille, la proche aidance, c’est quelque chose qu’on fait ensemble. Allison : Notre prochaine invitée a écouté Dewlyn et Anna. Il s’agit de Yona Lunsky, directrice scientifique du Centre Neurodevelopmental pour adulte Azrieli et du Centre de toxicomanie et de santé mentale, ou CAMH, de Toronto. Ses recherches portent sur les besoins en santé mentale des personnes ayant un trouble du développement et de leur famille. Elle collabore aussi à plusieurs projets visant à établir des partenariats entre les cliniciens, les familles et les personnes handicapées pour améliorer les soins de santé à tous les niveaux. Petite confidence : Yona connaît personnellement Dewlyn et Anna. En fait, c’est elle qui nous a proposé de raconter leur histoire. Yona nous parle depuis Toronto. Yona, merci de nous avoir présenté Dewlyn et Anna, et merci de nous aider à défier la démence. Yona : Merci de m’accueillir à l’émission. Je suis vraiment ravie. Allison : Qu’avez-vous retenu de l’histoire de Dewlyn et d’Anna? Yona : D’abord, je dois dire que je les connaissais surtout à travers ma recherche, et non dans leur vie de tous les jours. C’était donc agréable de les entendre parler de leur quotidien. Ce qui m'a le plus marquée, c’est le fait quelle soit proche aidante l’une de l’autre. En tant que chercheurs et cliniciens, on a parfois tendance à penser que les personnes handicapées sont prises en charge par leurs proches aidants ou les parents. Mais, en réalité, Dewlyn et Anna prennent soin l’une de l’autre, et ça transparaît dans leur façon de se parler et de vivre ensemble chaque jour. Par ailleurs, ce qui m’a aussi frappée, c’est qu’elles abordent les questions de la vie… et de la mort. En vieillissant, on doit penser au fait que la vie n’est pas éternelle, et elles n’ont pas évité ce sujet. On a parfois peur, avec les personnes handicapées, que ce genre de discussion les bouleverse, alors on préfère ne pas en parler. Mais ce sont des réalités, et elles en parlent ouvertement. Allison : J’ai trouvé très intéressant qu’elles aient commencé par suivre des cours, puis qu’elles soient devenues elles-mêmes enseignantes. C’est bien vous qui leur avez proposé d’enseigner au CAMH, n’est-ce pas? Yona : Oui, c’est ça. Au départ, on a demandé à Dewlyn de s’impliquer davantage dans l’enseignement après qu’elle a suivi un de nos cours virtuels pendant la pandémie. Sa mère, qui était très enthousiaste, a aussi participé à certains de nos cours. À un moment donné, on leur a proposé d’enseigner elles aussi. Par chance, elles ont accepté toutes les deux. Jay : Yona, qu’est-ce qui vous a donné envie d’étudier les personnes ayant un trouble du développement et leurs proches aidants au départ? Yona : Sur le plan personnel, j’ai toujours vécu avec cela, étant la sœur de quelqu’un qui a ce type de trouble. Mais du côté de la recherche, c’est surtout lorsque j’étais aux études supérieures que j’ai réalisé qu’on ne parlait jamais de cette population-là. Que ce soit en santé ou en psychologie, il y a tellement à apprendre, et tous les membres de cette communauté veulent qu’on transmette ces connaissances. C’est une population avec laquelle il est vraiment intéressant de travailler. Jay : Plus tôt dans l’émission, nous avons dit que les personnes ayant un trouble du développement ont plus de risque de développer une démence. Pourquoi? Yona : Les études montrent que le risque de démence chez ces personnes-là peut être deux à cinq fois plus élevé que chez les autres adultes. De plus, la démence peut apparaître plus tôt. C’est notamment le cas chez les adultes atteints du syndrome de Down. Je crois qu’il y a des raisons biologiques ou liées au fonctionnement du cerveau, mais il y a aussi plein de facteurs de risque dont on parle souvent ici qui les concernent particulièrement. Commençons par l’éducation : les enfants ayant un trouble du développement ne bénéficient pas toujours du même parcours scolaire que les autres. Ils peuvent avoir du mal à rester en classe et on adapte rarement l’enseignement à leurs besoins. De plus, ils rencontrent de nombreux obstacles qui les empêchent de poursuivre des études après le secondaire. Sur le plan social, à cause des préjugés et de la manière dont ils sont traités, ils vivent souvent isolé et en solitude. Ils ont souvent plusieurs problèmes de santé qui passent inaperçus et qui sont traités trop tard, comme le diabète, des troubles de sommeil ou des problèmes sensoriels, tant pour l’audition que la vision, qui ne sont pas toujours bien traités. Enfin, leur mode de vie rend l’activité physique plus difficile, ce qui les expose davantage au surpoids ou à l’obésité. Bref, il y a beaucoup de difficultés à relever. Allison : Qu’en est-il de leurs proches aidants? À quels risques font-ils face? Yona : C’est une excellente question. On a beaucoup étudié les effets du rôle de proche aidant de personnes atteintes d’un handicap, et assurément pour les troubles du développement, et aussi ce qui arrive aux proches aidants vieillissants. Mais ce qu’on n’a pas vraiment creusé, c’est le risque de démence chez les proches aidants de personnes ayant un trouble du développement. On sait que, par exemple, s’occuper d’une personne vivant avec la démence augmente le risque de démence chez le proche aidant. Mais on ne s’est pas vraiment demandé ce qui se passe quand on prend soin de quelqu’un pendant une grande partie de sa vie. Quel effet ça peut avoir sur la santé du proche aidant? Jay : Yona, au début de l’épisode, on disait que les personnes ayant un trouble du développement et leurs proches aidants sont souvent invisibles et peu reconnus. Selon vous, est-ce que c’est vrai? Yona : Eh bien, je pense que c’est tout à fait juste. On dirait qu’elles sont invisibles, même si elles sont là devant nous. Je pense qu’il s’agit de handicaps qui ne paraissent pas toujours au premier coup d’œil. Quand une personne entre dans un établissement de soins de santé, on ne lui demande pas si elle a un trouble du développement. Et on ne demande pas non plus aux proches aidants comment ils se portent. Les proches aidants pensent surtout aux membres de leur famille qui vivent avec une déficience. Ils sont tellement pris par le quotidien qu’ils ne pensent pas toujours à ce qui pourrait les affecter plus tard. Allison : Qu’est-ce que les personnes ayant un trouble du développement et leurs proches aidants peuvent faire pour réduire leur risque de démence? Yona : Eh bien, je pense que ces changements dans le mode de vie dont on parle dans defier la demence pour tout le monde sont aussi importants pour elles aussi. Selon moi, le problème, c’est qu’on ne s’est pas vraiment demandé comment on peut expliquer ces conseils-là pour ce groupe particulier. Ils font face à des défis particuliers qui rendent plus difficile la mise en pratique de ces changements. Allison : Par exemple? Yona : Si on pense aux personnes ayant un trouble du développement, on sait qu’elles ont un mode de vie plus sédentaire et qu’elles sont moins actives à l’âge adulte. Elles ont aussi des problèmes liés à des troubles de santé multiples qui apparaissent plus tôt et qui ne sont pas traités aussi rapidement ou aussi bien que chez les autres personnes. Elles souffrent de problèmes sensoriels tels qu’une perte d’audition ou de vision et souvent, les solutions pour corriger ça sont moins accessibles pour elles. Elles n’ont pas toujours les moyens de se payer les choses qu’elles devraient faire pour les aider avec leur santé. Elles peuvent aussi être isolées, manquer de stimulation au quotidien, et n’ont pas toujours la chance d’apprendre de nouvelles choses, ce qui leur ferait du bien. On peut bien dire : « Tu devrais sortir, faire de l’exercice, bouger plus », mais si tu n’as pas beaucoup d’argent, que tu ne te sens pas à ta place dans certains milieux ou que tu ne sais pas comment t’y prendre, ça prend de l’aide pour y arriver. Par ailleurs, si tu as été stigmatisé, ridiculisé ou exclu une bonne partie de ta vie, ce n’est pas facile. Ce n’est pas évident de penser au type d’environnement qui nous convient et aux gens avec qui on veut passer du temps. Ainsi, je pense qu’il faut faire preuve de créativité pour trouver des façons de les aider à faire les mêmes choses que nous tentons de faire. Allison : Qu’en est-il des proches aidants? Y a-t-il quelque chose de particulier dans leur situation? Yona : Oui, comme je le disais tantôt, d’après mon expérience avec les proches aidants, leur priorité, c’est le membre de leur famille qui a une déficience. Comme pour les proches aidants de personnes qui vivent avec une démence, ils ne pensent pas vraiment à eux-mêmes et n’ont pas toujours le soutien nécessaire pour prendre soin d’eux-même. Et honnêtement, je pense que le seul fait de penser qu’ils ne sont pas éternels et que les choses peuvent mal aller dans leur cerveau et rendre leur rôle de proches aidants plus difficile est quelque chose d’extrêmement effrayant. Surtout lorsque les mesures de soutien ne sont pas en place pour les membres de leur famille. Ainsi, je pense qu’il est difficile pour eux de traiter certaines des choses qu’ils ont besoin de faire pour eux-mêmes. Prenons le sommeil, par exemple. Si tu ne dors pas bien parce que tu dois aider un membre de ta famille ayant une déficience qui se lève la nuit, parce que tu dois préparer tout plein de choses pour le lendemain, ou parce que tu travailles le jour tout en prodiguant des soins à la maison, ce n’est pas évident d’améliorer ton sommeil? Ici encore, je pense qu’il faut certains types de soutien pour réussir à faire ces changements-là. Jay : Vous avez parlé des préjugés auxquels peuvent faire face les personnes ayant un trouble du développement. Pouvez-vous nous en dire un peu plus? En quoi les préjugés peuvent-ils nuire aux personnes ayant un trouble du développement dans leur prise en charge des risques de démence? Yona : Là encore, il y a beaucoup de raisons pour lesquelles c’est difficile de traiter les risques, et les préjugés en font clairement partie. On utilise encore certains mots qui sont très offensants, mais dont l’utilisation est jugée acceptable pour tout le monde. Ça fait partie de l’histoire de ces personnes-là, et de la façon dont elles ont été traitées, soutenues ou non. Prenons un exemple concret : tu veux aller au gym. Que se passera-t-il si, au gym, tu risques d’être plus bruyant que les autres personnes? D’entrer un peu trop dans la bulle des autres? Si tu ne suis pas toutes les règles à la lettre. Peut-être que dans un cours de yoga, tu as besoin de parler ou de bouger. Est-ce que les autres vont être à l’aise avec cela? Est-ce qu’on accepte vraiment les personnes qui agissent différemment dans nos espaces communautaires? Je pense qu’il y a des préjugés généralisés envers cette population, et ça se voit aussi quand il est question des soins de santé. Nos fournisseurs de soins de santé ne reçoivent pas toujours le même type de formation ou de soutien nécessaires pour bien accompagner cette population. Il est donc plus difficile pour les personnes ayant un trouble du développement d’obtenir les soins de santé dont elles ont besoin. Si elles présentent des signes précoces de la démence ou d’autres problèmes de santé, elles peuvent avoir de la difficulté à naviguer le système et à avoir accès au même soutien que les autres. Je vous donne l’exemple d’une personne au cinéma. Le film est terminé, tout le monde sort, mais elle refuse de quitter la salle. On pourrait penser : « Ah, c’est son comportement. C’est à cause de son handicap. » Mais, en réalité, quelque chose a changé dans sa vision et elle ne perçoit pas la profondeur et ne peut pas descendre l’escalier. Ça s’appelle une éclipse diagnostique. Quand on sait qu’une personne a un trouble du développement, on a tendance à tout expliquer par ça, et on ne voit pas les autres problèmes de santé qui peuvent apparaître avec l’âge. On ne leur porte pas la même attention, et on se dit : « C’est juste comme ça. C’est leur handicap. » Allison : Donc, si une personne souffre d’un déclin cognitif, ou même de diabète, d’hypertension, ou d’autres types de problèmes que l’on sait être des facteurs de risque, il se peut qu’elle soit moins susceptible de recevoir un diagnostic. Yona : Oui, et moins susceptible de se faire diagnostiquer tôt et de recevoir les traitements ou les mesures d’adaptation nécessaires, pour le diabète, par exemple. Il y a des choses importantes à comprendre et parfois, on a besoin d’aide pour les mettre en œuvre seul. Qui fait vraiment tout, tout seul, honnêtement? On a tous besoin d’un coup de main. Et si on a un trouble du développement, on peut avoir besoin d’un peu plus d’aide, ou que les choses soient expliquées autrement. Jay : Yona, l’une des grandes difficultés quand il est question de réduire le risque de démence, c’est le changement des habitudes, modifier le mode de vie des personnes. Ce n’est pas une mince tâche. Vous organisez et donnez des cours là-dessus. Avez-vous quelques conseils sur la manière de faire en sorte que les changements perdurent? Yona : D’abord, si vous vous demandez comment une personne ayant un trouble du développement ou un proche aidant devrait apporter des changements, il faut d’abord se poser la question : qui est vraiment l’expert dans la salle? Quand on donne des formations sur la santé du cerveau à des personnes ayant un trouble du développement qui vieillissent, il y a des cliniciens, mais on a conçu ces formations avec des personnes qui ont cette expérience-là, et ce sont elles qui enseignent. Selon moi, c’est ce qui change la donne. Allison : Ce qui est vraiment intéressant dans votre travail, c’est à quel point vous misez sur l’inclusion, en demandant à des personnes qui ont un trouble du développement de donner des cours. Y a-t-il autre chose que vous recommanderiez de faire pour favoriser l’inclusion des adultes ayant un trouble du développement dans nos collectivités, dans notre vie de tous les jours? Yona: C’est une grande question. Je pense que cela commence avec les gens qui habitent dans notre immeuble ou sur notre rue. Il y a plein de petits gestes qu’on peut poser au quotidien… Parfois, surtout dans les grandes villes, on a tendance à détourner le regard si nous estimons que nous ne devons pas regarder les gens. Au lieu de cela, soyez ouverts, allez vers les gens, apprenez à connaître leurs besoins. Il ne faut jamais présumer qu’on sait ce qui est bon pour eux. Par exemple, si vous voyez quelqu’un qui semble avoir de la difficulté à traverser la rue, n’allez pas automatiquement l’aider. Demandez-lui d’abord si elle veut de l’aide. Il faut poser la question, autant aux personnes handicapées qu’aux proches aidants dans votre communauté : « Y a-t-il quelque chose que je peux faire pour vous? ». Tout le monde veut se sentir accueilli, tout le monde veut sentir qu’il a sa place. Donc, c’est peut-être la première étape. Il faut aussi penser à nos politiques de façon plus large. Si on entre dans un lieu qui semble peu accessible – comme une église ou une synagogue – et qu’on entend quelqu’un dire « Chut! », et que quelqu’un doit partir parce qu’il n’a pas le droit d’être ici en raison de son comportement, on peut dire quelque chose pour rendre l’endroit plus inclusif. Ce n’est pas seulement bénéfique pour les personnes ayant un trouble du développement ou leurs proches aidants, ça profite à tout le monde. Allison : Merci. C’est une très belle façon de conclure. Merci infiniment de nous aider à défier la démence. Yona : Merci de m’avoir invitée. Allison : Yona Lunsky est directrice scientifique du Centre Azrieli du neurodevelopement adulte au Centre de toxicomanie et de santé mentale. Elle nous a parlé depuis Toronto. Jay : Yona a soulevé plein de points importants et des questions cruciales. Qu’est-ce qui t’as marquée, Allison? Allison : Eh bien, ce qui m’a vraiment marquée, c’est quand on a entendu Dewlyn et Anna ensemble. Même si Yona a parlé des préjugés et de tout ça, j’ai trouvé que Dewlyn ne se laisse pas du tout définir par ses handicaps. C’est elle qui fait vivre sa famille, elle a un travail et elle est même proche aidante pour sa mère. Ça prouve qu’on peut vraiment dépasser les étiquettes. Qu’est-ce qui t’as marqué? Jay : Moi, c’est l’importance de l’éducation dès le jeune âge. On le sait depuis longtemps, et la liste des risques de la Commission Lancet en parle, mais on n’en parle pas assez. Il faut savoir que plus tu restes longtemps à l’école quand tu es jeune plus tu diminues ton risque de démence plus tard. Et là, on parle de personnes ayant un trouble du développement qui risquent sans doute de ne pas recevoir toute l’éducation qu’elles méritent ou pourraient avoir. On les néglige peut-être parce qu’on les voit d’abord comme des personnes handicapées. Mais maintenant, on sait que c’est un risque pour elles, alors il faut s’assurer qu’elles reçoivent la meilleure éducation possible. Allison : Je trouve que Dewlyn en est vraiment un bel exemple. Ça montre qu’on peut rester actif et engagé toute sa vie, malgré un trouble du développement. Ce n’est pas parce qu’on a une déficience que l’on ne peut pas continuer d’apprendre toute sa vie, et Dewlyn le prouve très bien. Jay : Pour en savoir plus sur la manière de renforcer la santé du cerveau, de réduire le risque de démence ou d’en ralentir la progression, visitez notre site, defierlademence.org. Vous y trouverez tous les autres épisodes du balado, ainsi que nos vidéos, des images infographiques et d’autres ressources. Allison : Notre équipe de production pour ce balado est composée de Rosanne Aleong et Sylvain Dubroqua. Notre rédacteur et réalisateur associé est Ben Schaub. La production est assurée par PodTechs. La musique a été composée par Steve Dodd et le dessin de la page couverture a été réalisé par Amanda Forbis et Wendy Tilby. Jay : Nous tenons également à remercier la foundation de la famille Slaight, de même que le Centre d’innovation sur la santé du cerveau et le vieillissement, et Baycrest, qui ont financé ce balado. Et merci à vous aussi pour votre soutient. Cliquez sur le bouton d’abonnement pour suivre Défier la démence partout où vous écoutez vos balados. N’oubliez pas de laisser un « J’aime », un commentaire ou une note de cinq étoiles. C’est très apprécié. Allison : Dans le prochain épisode, nous parlerons de l’alcool et du risque de démence associé. Nous vous présenterons sans détour les faits sur l’effet de l’alcool sur la santé cognitive. Je m’appelle Allison Sekuler. Jay : Et moi, Jay Ingram. Merci d’avoir écouté Défier la démence. Et n’oubliez pas : il n’y a pas d’âge pour prendre soin de son cerveau.